UNE PALME SANS PASSION
Le choix était offert, presque trop vaste. Du plus radical au plus
classique, de la comédie burlesque au drame psychologique, de la Chine à
Israël, le Festival de Cannes a montré le cinéma dans toute sa diversité et sa vivacité. Un crû presque trop bon pour départager à l'avance les films.
Car le paradoxe est qu'il n'y eut aucun coup de coeur véritable, à l'instar d'un Dancer in the Dark ou d'un La Vita è bella. La sélection très bonne dans son ensemble ne parvenait pas à distinguer une ou deux oeuvres.
En voyant le palmarès, on ressent ce saupoudrage équilibriste, mais la
frustration prend le dessus. A croire qu'un cinéaste en Président du jury
déçoit toujours.
Il doit exister des syndromes à Cannes. Le premier d'entre eux est sans
doute la peur du choc. Une Palme (et un Palmarès) contesté (1987, 1995,
1999) font souvent le malheur médiatique du Festival. L'autre syndrome est
celui du " coup de coeur " qui aboutit rarement à la récompense suprême :
Breaking the waves, De beaux lendemains, La Vita è bella, In the mood for love ou encore Tout sur ma mère en ont fait les frais récoltant au mieux un Grand Prix au pire un prix honorifique malgré l'immense talents de ses auteurs. Enfin, il y a le syndrome de la Palme impopulaire. En effet on peut considérer que certain jurys préfère un choix artistiquement tiède en pariant sur un succès public. Comme d'autres donnent une Palme "au mérite". Dans le premier cas cela donne Missing, The Mission, Les meilleures intentions, La Ballade de Narayama ; dans le second on a couronné avec un peu de surestimation Angelopoulos, Imamura, Von Trier... Ca n'enlève rien à la qualité des films ou de leurs auteurs.
Cette année, Lynch aura manqué d'audace. Et c'est le romanesque qui
l'emporte sur le décalé. Tout le palmarès n'est pas à jeter, loin de là.
Mais la Palme d'Or attribuée à Roman Polanski est à la fois surfaite,
surprenante, étrangement consensuelle, bizarrement sans relief.
Car Le Pianiste est un film tout ce qu'il y a de plus classique, destiné à un public plus proche de Jean-Jacques Annaud ou d'Anthony Minghella que des premiers films du réalisateur. C'est d'ailleurs étonnant comme Polanski s'est renié avec une histoire qu'il assure si personnelle. Toujours est-il que le film est moins gonflé que le Benigni, moins recherché que le Spielberg et aussi lisse qu'une production supra-nationale, anglophone, à gros budget. About Schmidt plantait un décor Lynchien, L'Adversaire s'enrobait d'une musique lynchienne, mais c'est un Pianiste produit par Alain Sarde, producteur de David Lynch, qui a conquis le jury.
Passé la déception, on se dit que Le Pianiste, Leçon d'histoire plus que
Leçon de cinéma ou de Piano, touchera un public assez large, le placera dans les favoris pour les Oscars, et, hélas ne marquera pas l'année. Ce film manque d'émotion et d'aspérité.
Le reste du Palmarès est bien plus intéressant, malgré quelques oublis
(subjectifs).
Kaurismaki s'octroie ainsi deux prix et il se pourrait que son Homme sans passé soit enfin son film le plus accessible du grand public, comme Haneke l'an dernier. Avec son humour surréaliste et ses images colorées, il dépeint la reconstruction d'un homme qui oublie tout sauf sa dignité. Un film tout à la fois drôle, généreux, ironique, et romantique qui s'avère la véritable surprise du Festival.
Polanski et Kaurismaki, soit la victoire d'un cinéma baltique, reflètent
donc un avis conventionnel, sans heurts. Leur image est policée et l'accueil cannois, dans les deux cas, avaient été triomphateur et unanime côté public ou côté critique.
Les autres prix révèlent davantage les choix réels du jury. La présence de
cinémas aussi différents que les Dardenne, Suleiman, Loach, Moore, Kwon-Taek et Anderson (tous des films appréciés d'Ecran Noir) montrent à quel point la qualité était difficile à divisée.
Du cinéma réaliste au documentaire, de la comédie poétique (et absurde) à
l'épopée historique, toutes les cultures, tous les genres, toutes les
générations, toutes les esthétiques sont représentées.
On regrettera l'absence de films très séduisants comme le Mike Leigh ou
d'oeuvres plus provocantes comme le Gaspar Noé. Quelque chose qui mette un peu de sucre ou de sel.
Quelque part, le palmarès était presque vain, ne pouvant qu'amener des
amertumes et des oublis. L'an dernier, Moretti avait eu la palme pour sa
maturité, Von Trier pour sa persévérance, les Dardenne pour leur style.
Polanski rejoint donc Angelopoulos en étant palmé non pas pour son meilleur film, mais pour l'ensemble d'une oeuvre qui est revenu au bercail : en Pologne. Avec des capitaux européens, une langue anglaise (et parfois
allemande), un acteur américain, un producteur français, son cinéma
transgresse les frontières, quitte à se banaliser. Un cinéma à l'image de
son cinéaste : un polonais de nationalité française ayant travaillé à
Hollywood.