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Douleur et Gloire (Dolor y Gloria)

Sélection officielle - Compétition
Espagne / sortie le 17.05.2019


PARLE AVEC EUX





«- Si t’écris pas ou tournes pas, tu feras quoi ?
- Vivre, je suppose.
»

Douleur et Gloire est un film-miroir. Pedro Almodovar se peint en regardant son passé et son présent, tentant d’être le plus juste possible sur ses erreurs et ses addictions, son rapport à la mort – biologique et artistique –, et ses désillusions. Ce « coup de blues », agrémenté par un mal de dos qui en dit long sur son état, est autobiographique (en ce sens qu’il comporte des éléments personnels) et romancé. Le film est une autofiction, dénuée de toute vanité. C’est aussi, l’un des plus grands et beaux films du maître espagnol.

Depuis Volver en 2006, le cinéaste a filmé en zone de confort (Etreintes brisées, Julieta), ravissant ses fans de mélodrames passionnels, et pris des chemins de traverse (du saisissant et noir La piel que habito au déroutant et burlesque Les amants passagers), sans jamais retrouver l’intensité et la folie de ses grands films. Douleur et Gloire se distingue ainsi, très rapidement, en s’élevant au niveau de ses chefs d’œuvre, relevant une fois de plus le niveau de son cinéma comme de la justesse psychologique de son écriture.

La particularité de ce 21e long métrage en près de 40 ans est l’objet du désir : un homme. Jusque là, le réalisateur nous avait habitué à être génial quand il s’agissait de femmes (collectivement le plus souvent). Moins quand il s’agissait de mettre le masculin au centre du récit. Non pas que les mâles aient été dépourvus de grands rôles, mais le cinéma d’Almodovar se transcende davantage quand il s’agit de confusion des genres (des femmes, des travestis, des transexuels). L’homme était souvent réduit à un rôle de faible, d’indécis, de malheur, voire simple objet sexuel.

Salvador, le sauveur

Pour une fois, Salvador– certes, homosexuel -, est sublimement magnifié, comme l’ont été les Pepa, Rebeca, Manuela, ou Raimunda dans son cinéma. Antonio Banderas l’incarne avec un niveau de jeu qu’il n’avait jamais atteint jusque là, dans ses moindre nuances. Muse mâle du cinéaste, qui l’a révélé il y a 37 ans, il en devient son double pour leur huitième collaboration.

Le film, d’ailleurs, aurait pu s’intituler Le Labyrinthe des passions, ou mieux encore, La loi du désir. Mais la racine se trouve peut-être ailleurs, dans La fleur de mon secret (1995). L’histoire d’une auteure de romance, en pleine dépression qui cherche une autre voie pour son écriture. Leo (Marisa Paredes) ressemble beaucoup à Salvador. Plus encore, quand on voit que le manuscrit de son renouveau s’intitule Dolor y Vida. Douleur et vie.

Dolor y Gloria aurait pu s’appeler ainsi. La douleur est multiple : la panne de création, les lombaires qui se bloquent, l’absence d’amour, le manque de la mère (forcément incarnée par son égérie, Penélope Cruz, idoine pour ce rôle)… La vie se résume à une solitude confortable, aux rencontres qui rappellent le passé et au statut de metteur en scène vedette. La gloire a son prix.

Introspectif, cette mise en abyme n’en est pas moins généreuse. Récit gigogne, il mêle le passé et le présent avec une fluidité narrative impressionnante, presque déconcertante de facilité tant les transitions sont habiles et invisibles. Almodovar pousse même le 7e art dans ses retranchements en exploitant différents formalisme : l’animation, le feuilleton télévisé, le théâtre, la danse, le dessin, la fable ou la peinture. Une ode aux arts – de l’affichage à la lecture – qui s’harmonise dans une belle cohésion, proche d’une perfection enviable. Une véritable déclaration d’amour au cinéma, où l’on croise Cecilia Roth, son actrice de Tout sur ma mère, Marilyn dans Niagara, La fièvre dans le sang ou encore sa protégée, l’argentine Lucrecia Martel.

Savor, la saveur

Ce qui rend cet épisode de dépression orageuse plus lumineux qu’il n’y paraît. Cette audacieuse séance de psychanalyse, par-delà sa splendeur visuelle, n’a rien de factice. Le scénario dévoile scène par scène, de l’enfance au vieillissement, le portrait d’ensemble d’un homme qui pressent son déclin et s’attriste de tout ce qu’il a perdu ou laissé derrière lui.

Il y a les souvenirs de la jeunesse – cette somptueuse scène des lavandières qui chantent au bord de la rivière – et il y a les regrets éternels - ce baiser furtif et touchant, échangé avec un ex, au nom du « bon vieux temps ». Tout ce qui conduit au blues d’un artiste qui aimerait retrouver le goût d’écrire comme celui de vivre. A travers la parole (omniprésente) et ses champ-contrechamps (pour la valoriser), et avec les images fantasmées d’un passé ressurgissant au gré des rencontres ou des drogues, la douleur s’exacerbe ou s’estompe, la colère des uns se réveillent tout comme les confessions des autres révèlent des sentiments enfouis.

Salvador n’est pas seul. Il est même entouré, à commencer par sa fidèle et patiente assistante Mercedes. Bien sûr, la gloire n’aide en rien à apaiser ses douleurs. Mais, après tout, son prénom même, Salvador, signifie sauveur en espagnol. Ce personnage devient donc le sauveur d’un Almodovar en crise fin de soixantaine. Il le conduit à réaliser un film extrêmement mature, quasiment impudique, le détournant de ses obsessions cinématographiques tout en revendiquant un style toujours aussi unique.

Dans Douleur et Gloire, Salvador a connu son plus gros succès avec Sabor, à l’affiche très pop. Saveur en français. C’est bien cette saveur là que Pedro Almodovar recherchait. De même, le monologue de théâtre s’intitule Addiction. Car tout le film est traversé par les dépendance : l’amour, la mère, la mort, la drogue, la création, les arts, les autres.

Cet axe n’est plus le x / y des genres (les chromosomes) mais bien deux inconnues mystérieuses, la passion pour ce qu’il produit, et ce qui le déclenche, le désir.

El Deseo, le désir

El Deseo, comme le nom de la société de production des frères Almodovar. Douleur et gloire n’est finalement qu’une variation autour de ce désir. Le désir de revivre les bons moments vécus, le désir de vouloir retrouver l’inspiration, le désir de ne plus souffrir dans son corps comme dans sa tête. Mais, surtout, le désir comme matrice existentielle. Sans désir, il n’y a que la douleur et la gloire ne vaut rien.

Aussi, quand le tableau prend forme dans son intégralité, il reste au cinéaste à faire le lien entre son enfance dans la Mancha, avec sa mère, et sa confrontation à sa propre finalité, dans le Madrid cossu du Paseo del Pinto Rosales, face au Parce d’ l’Ouest, aux couchers de soleil crépusculaires et à l’horizon indépassable.

Pedro Almodovar veut être honnête avec lui-même. Il est en quête de l’origine de son monde, de son désir. Il ne s’agit pas de mauvaise éducation ou de retour à la femme de la Mancha. L’image qui réapparait dans sa tête est celle du premier émoi, sexuel, de ce désir né d’une vision irrésistible, indélébile. Celle qui l’a fabriqué en tant qu’homme et non en tant qu’artiste. L’enfant, fiévreux, l’eau à la bouche, voit ce splendide corps masculin idéal(isé) se laver, nu, comme dans un tableau de la Renaissance. Il est foudroyé. En quelques plans, le spectateurs partage le subjectif (ce qu’il voit) et l’objectif (ce que nous voyons), le je et le moi, et le lui. Le visage de Salvador enfant, la nudité torride du jeune ouvrier, leur innocence et l’évanouissement qui s’en suit. Rarement séquence n’aura été aussi bien construite.

De ce désir originel et charnel à l’émotion bouleversante d’un dessin annoté retrouvé 60 ans plus tard, le réalisateur, après de multiples anesthésies, abandons, errances, évanescences, évaporations, boucle une histoire cinématographique où tous ces films apparaissent comme une succession d’histoires dans le désordre, interagissant les unes avec les autres et composant une fresque colorée et bigarrée sur la complexité humaine, sans morale ni jugement. Un exercice de style et de transparence sur la beauté de la vie, même quand elle est douloureuse.

vincy



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