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Babel
Sélection officielle - Compétition
USA
FRONTIERES INVISIBLES
"- je te le vends pour 1000 Dirhams.
-500 Dirhams et une chèvre."
Se dessine une œuvre : les destins qui s’entrecroisent, vacille, sous le coup du hasard. Selon la théorie du battement d’aile d’un papillon. Ici un chasseur Japonais qui a donné son fusil à son guide Marocain. De là, une fatalité qui s’enclenche. Elle prouve à quel point nos certitudes sont friables, que notre condition humaine, toujours tragique chez lui, est fragile.
Babel rassemble ses principaux thèmes romanesques et sentimentaux : où chaque mort ou blessure permet de guérir ou renaître. Les personnages sont des fantômes égarés hors du monde. Ils luttent désespérément pour s’assimiler, en vain. Leur solitude se révèle à l’aune d’un chaos imprévu et nous entraîne dans un avenir incertain, réveillant la vulnérabilité charnelle (une balle), intellectuelle (la disparition), sociale (la fausse intégration). Mirages qui nous font croire que nous sommes invincibles, immortels, installés. Inarritu enferme son monde dans une prison sans barreaux. Notre esprit est la première des frontières invisibles, avant même notre appartenance sociale, notre langue (ou l’absence de langage), notre pays. Babel est universel : le monde est une bulle où fluctuent armes, paroles, images, gens… Ce qui unit cela c’est la fête, l’amour des uns et des autres, le partage d’un vécu commun, malgré les différences. Worldwide Tales.
Eminemment politique, le film aborde ainsi des sujets d’actualité (l’immigration clandestine) comme des traits de caractère (l’impérialisme américain) ou les névroses des occidentales (une japonaise perverse, une américaine épeurée, une mexicaine en pleine dualité). Babel est censé fédérer, et il fait l’éloge de l’isolement des individus, de leur impuissance à se relier aux autres, préférant fuir, refusant de se laisser troubler. La peur est au coeur même de ce révélateur : Brad Pitt est là pour incarner cet Américain moyen (employant une Mexicaine, voyageant dans un pays arabe), se frottant ainsi aux ennemis virtuels.
Le film réveille ainsi les consciences de ses citoyens du monde, qui n’ont rien à échanger puisque le film est compartimenté en segments, déjouant la notion de temps (décalage horaire) et ne cherchant pas à nous guider vers une morale manichéenne. La destination est beaucoup plus énigmatique : que devient l’homme dans ces tours de verres et de béton ? qui est-il quand il sort de ses bus climatisés ? La peur de l’autre, la perte de l’être, Inarritu continue de fouiller ce qui provoque en nous tant d’incommunicabilité, tant de mutisme. Ces histoires de familles (une japonaise, une marocaine, une américaine, une mexicaine) rappellent à quel point nous faisons tous partis de la même. Dans la souffrance de nos existences, au bord du gouffre, ou d’un balcon, on mesure enfin l’effet, dramatique, de ne rien se dire. De reculer la dispute. In the mood for peace. Hélas, la paix semble utopique.
Le cinéaste aime conduire ses héros de routine dans des chemins arpentés, pour les transcender. Les transformer. Parfois ils chutent, sinon ils s’élèvent. Eveil des sens. En mélangeant territoires et temporalité, en passant d’un narguilé à de l’ecstasy, en déclenchant le désir (avec une odeur d’urine), le souvenir ou le risque de périr, les histoires se font écho, et soulignent notre maîtrise des événements au cœur de cette vie plutôt subie. Certes la tragédie est là, mais la détermination d’en réchapper ne dépend que de nous. Il n’y a pas d’issue de secours à Babel. Juste des escaliers qui montent toujours plus haut.
Peu importe que personne ne se comprenne, que l’injustice prévaut : l’essentiel est d’exister, de regarder l’autre pour qu’il nous regarde. Les erreurs pèseront sur nos culpabilités. L’humanité continuera d’avancer.
Nous pourrions rapprocher le constat terriblement pessimiste sur ce monde glacial, violent, déshumanisé, méprisant. Comme les trois histoires ne partagent jamais le même espace, nous comprenons qu’il n’y a pas encore de place pour un échange, un dialogue. Il ne reste plus qu’à serrer son enfant dans les bras, se toucher. En attendant que notre civilisation invente un moyen de nous unir, et surtout pas de nous uniformiser.
Car si nous devions retenir un aspect positif dans ce triptyque « inarritien » c’est bien de constater la diversité des uns et des autres. Les médias ont beau retransmettre tout en direct, les voyages ont beau être de plus en plus faciles : notre connaissance du monde (et de ses peuples) est encore loin d’être parfaite.
Captivés par cette histoire, jamais largués et toujours enthousiastes à l’idée de la séquence suivante, nous pouvons peut-être regretter une mise en scène trop convenue, flirtant avec les films du genre, déjà vus. Il faut rendre grâce aux comédiens (les moins connus ayant la vedette, soulignons l’intensité d’Adriana Barraza mais aussi la force d’une Cate Blanchett pourtant furtive). Ils habitent tous ces personnages désincarnés ou en phase décomposition dans ce film désassemblé qui en désorientera plus d’un.
V.
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