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Bird People
Certain Regard
France / sortie le 04.06.2014
GROUND CONTROL
«- La vache, 10h de transport par semaine. 40h par mois !»
C’est un étrange voyage que nous propose Pascale Ferran. Il commence Gare du nord, carrefour cosmopolite de parisiens, banlieusards, touristes et autres visiteurs qui arrivent à Paris ou en partent. Des « nobody ».
A l’aide d’un montage fascinant, la réalisatrice nous fait regarder ces individus qui grouillent comme des fourmis dans leur habitacle, puis elle nous entraîne vers une seule d’entre elles. Durant ce prologue quasiment documentaire, dénué de narration, à l’écart d’un récit, elle passe de visages en visages, de celui qui écoute de la musique à celle qui parle au téléphone, des pensées en voix off d’un passager de RER à un dialogue entre deux copines ou deux hommes d’affaires. Chacun dans son monde. L’ultra-moderne solitude malgré les connexions permanentes à leur propre univers.
Le blues du businessman
On est évidemment loin des forêts et de la nature sensuelle de Lady Chatterley. Ferran est passé dans un autre environnement – le béton, le bitume, les double-vitrages – et varie les style, du surnaturel à la poésie, de la musique de thriller à un huis-clos étouffant, d’une course poursuite digne de Titi et Grosminet à l’observation sociologique de gens précaires.
En choisissant pour cadre un hôtel d’aéroport, lieu de passage par essence, où se croisent non seulement des destins complètement opposés mais aussi des gens de différentes classes sociales, elle opte pour une histoire de voyages immobiles. Les nomades et les sédentaires, les mondialistes et les nouveaux esclaves coexistent. Bird People se scinde alors en deux : un américain en transit qui va rompre les amarres et une française en transition qui va s’envoler vers de nouveaux horizons.
Banlieue nord
Le film est déjà passionnant par le regard qu’il porte sur les gens, rejetant toute compassion et tout mépris. Il est le portrait inquiet d’un monde qui nous enferme, même si l’on bouge : une entreprise, un avion, un taxi, un train, une chambre. Elle filme la tentacule urbaine comme elle filmait les bois. Froidement à première vue, vertigineux à y réfléchir. Cela donne une sublime séquence de vues aériennes nocturnes de l’aéroport de Roissy, monstre de lumières et d’avions, ces drôles d’oiseaux migrateurs, avec David Bowie en fond sonore. De quoi planer, comme la caméra sait si bien le faire.
Dans ce monde, l’envie de respirer devient vitale, même pour fumer. Les deux protagonistes étouffent dans des vies aux schémas imposés, dans des lieux où l’air est faussé. Pas étonnant qu’ils aient tous besoin de retrouver des ailes en s’évadant de leurs cages.
C’est là tout le talent de la cinéaste : nous faire éprouver, physiquement, ce que ressentent ses personnages. Malgré cette ferveur palpable, elle ose prendre des risques, qui parfois paraissent maladroits. Soudainement, une voix off va nous raconter ce qu’il se passe dans la tête de Gary, créant même un mystère autour d’une décision cruciale dont on connaîtra les détails ultérieurement. Elle place ainsi de la distance entre le spectateur et l’histoire, qui flirte avec le conte traditionnel. L’image doit suffire. Parfois elle est très inspirée comme cette visite immersive de l’aéroport de Dubaï, qui, ici, au contraire, détruit toute distance géographique par la magie du virtuel. Ce yo-yo perturbe jusqu’au bout : le déséquilibre entre la première partie, dramatiquement réussie, et la seconde, très gonflée mais sans doute trop étirée, laisse perplexe. Pourtant, quelques jours plus tard, le film nous hantera encore.
Besoin d'amour
Sans doute parce que le propos est universel. Qui n’a pas eu envie de tout arrêter, de tout laisser derrière soi, de lâcher prise, de se libérer…. ? Dans ce monde sous pression, où les fuseaux horaires sont effacés, où le travail ne laisse plus le temps de souffler, où la Sillicon Valley est voisine de la Seine-Saint-Denis, et où, pourtant, la femme de chambre ne parle jamais au client, on aspire aussi à « ne plus continuer comme ça ».
Ces personnages, las et fatigués, stressés, veulent que « les choses changent ». Alors Ferran aussi réalise un film qui change. Avec un excellent sens du découpage et des audaces formelles, elle nous libère : le spectateur, habituellement passif, va de surprises en surprises.
Il fallait réussir à filmer une rupture amoureuse par Skype, et les deux comédiens concernés, chacun derrière leur écran, parviennent à y insuffler l’intensité tragique nécessaire. Comme deux étrangers qui ne (se) supportent plus et ne supportent plus « cet état de guerre permanent ». Toute la vulnérabilité humaine, la fragilité sentimentale se ressent.
Il fallait aussi nous faire croire à la métamorphose d’Audrey, cette bifurcation dans un autre monde, où l’on comprend que même le plus solitaire des êtres a besoin du groupe. Pour le coup, Ferran s’approche des romans d’Haruki Murakami, où les jeunes femmes japonaises, emprisonnées dans leur condition de vie traditionnaliste et ultra-conservatrice, rêvent jusqu’à confondre le réel et l’imaginaire.
Ce passage fantastique (au double sens du terme) illustre symboliquement et simplement tout le film : l’envol. S’il faut un temps pour l’accepter, il en faut encore plus pour le digérer. Car à l’image, la cinéaste n’hésite pas à glisser des messages cachés (comme cette publicité pour une banque qui clame « nous voyons un monde d’opportunités, pas vous ? »), à enrichir son film de multiples détails significatifs.
S.O.S. de terriens en détresse
Plutôt que de se fracasser dans un burn-out, plutôt que de vivre dans une voiture ou de faire des heures supplémentaires épuisantes, Ferran nous propose avec sa caméra subjective (là aussi au double sens du terme) un point de vue fondamentalement singulier sur cette civilisation qui ne prend plus le temps de se remplir les poumons et crache du carbone, poison fatal. Elle veut nous faire expirer. Elle est bien inspirée. Certes, « tout est bizarre ». Vous avez dit bizarre ? Pas si bizarre. Le tout est d’achever cette histoire pas comme les autres avec une dimension humaine. Deux personnes qui ne sont personne. Deux « somebody » qui sont des « nobody ». En Français, la personne est à la fois l’absent et le quelqu’un. Anonymes qui existent. Ferran nous invite à retrouver l’humanité qui est en nous, même si les moyens d’y parvenir sont technologiques ou spirituels. Dans Bird People, ils y parviennent dans une caverne platonicienne, la chambre d’hôtel reliée au monde par Internet, ou dans une méditation bouddhiste, en se mettant à la hauteur d’un animal. Au final, ils se réincarnent, tels deux Phoenix. Dans ce monde anonyme et surpeuplé, ils existent parce qu’ils se reconnaissent. Et indéniablement, quand on arrive à destination, le film nous a procuré un sentiment de libération, sans catharsis violente, avec une suavité apaisante et profonde. Et au passage, la réalisatrice fait exister une multitudes d’invisibles. Son cinéma est certainement un petit arrangement avec la réalité, mais il est avant tout l’art des possibles. Ainsi défini Bird People s'approche du merveilleux.
vincy
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