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Mr. Turner
Sélection officielle - Compétition
HORS CADRE
�- Quand je me vois, je vois une gargouille imprévisible �
Comme toujours avec Mike Leigh, l’œuvre paraît simple et se révèle finalement assez complexe. Mr. Turner n’échappe pas � la règle malgr� son classicisme. Ce qui ne signifie pas que le film est académique. Accompagn� d’une belle musique, illustrée par une sublime image jouant des clairs obscurs, interprétée avec une justesse et une rigueur qui n’a jamais fait défaut chez Leigh, ce � biopic � dépeint un homme au premier plan. Mais c’est bien tout les arrières plans et les détails qui comptent.
Une Angleterre en mutation
D’emblée, nous sommes immergés dans un tableau de Turner : soleil couchant, campagne des Flandres, deux villageoises qui papotent, un moulin � vent. Et en ombre chinoise apparaît un homme qui dessine des croquis.
Pour une fois, un film biographique s’intéresse � la fois au créateur, un artiste grandiose flirtant avec la démence, et � ses créations. Mais Mike Leigh déporte sa caméra pour filmer avant tout son pays, ce Royaume Uni fractur� socialement, en pleine mutation industrielle.
Ainsi, Mr. Turner est autant le portrait de classes sociales � une bourgeoisie prétentieuse, une aristocratie arrogante, des petites gens en souffrance � que celle d’un Empire qui se transforme. Les négriers sont un sale souvenir pour ceux qui les ont fréquentés, les maladies emportent encore des enfants en bas âge, les bateaux de l’amiraut� autrefois victorieux sont envoyés � la casse, le chemin de fer lâche ses fumées opaques dans les beaux paysages anglais. La science prend le dessus, attise les curiosités. La photographie arrive et menace les peintres, comme aujourd’hui le numérique met en péril des pans entiers de l’ancienne économie.
On appartient � son époque
Sous le regard amus�, lucide de Turner, misanthrope décal� par rapport � l’élite, proche des classes populaires, peintre solitaire, observateur amus�, nous assistons � ces transformations du monde, ces conversations vaniteuses sur l’art, cette confrontation entre les conservateurs et les modernes.
Mais comme l’exprime Turner : tout est histoire de circonstances. On appartient � son époque. Cette dialectique sur le temps qui nous emprisonne tient lieu de fil conducteur au film. En risquant d’être trop en avance sur son temps ou de le défier, l’artiste s’expose � la disgrâce, l’incompréhension. C’est ce qui arrivera � Turner, dont l’œuvre de plus en plus minimaliste ne trouve plus de défenseurs.
Lui, autrefois génie vénér� avec ses marines flamboyantes et tragiques, lui dont l’avis était sollicit� par ses confrères, parce qu’il est toujours bénéfique au tableau, lui qui ne voyait pas ce que les autres voyaient, tomba dans l’indifférence, le mépris, le rejet par les élites et la moquerie du peuple. Au faîte de sa gloire, il parade dans une exposition, provoquant son rival John Constable avec une touche de génie (rouge). Quelques temps plus tard, il sera l’objet de rires en étant parodi� dans une pièce de théâtre.
Cruel.
Un homme vénér� et vulnérable
Mike Leigh ne s’arrête pas l�. La sociét� anglaise, la cruaut� (injuste) subie par l’artiste ne sont pas les seuls fondements de son film. Tout un tas de rôles secondaires entourent le peintre. Il y a les bienfaiteurs : un père qui l’assiste, une bonne très docile, sa dernière compagne attentionnée et aimée. Et il y a les empoisonneurs : une ex-épouse aigrie et bafouée, des filles qu’il n’aime pas, le souvenir d’une mère maudite. Il y a aussi une série de rencontres comme cette femme savante admirée qui tente de percer un secret de l’arc en ciel ou cette prostituée qui va le consoler d’un deuil. Il ne la fornique pas. Il la dessine.
L’homme est hypersensible, incapable d’exprimer ses sentiments. Il prend son crayon ou son pinceau pour traduire ce qu’il vit. Il peut être répugnant, grognant comme un cochon sauvage quand il est mécontent, perdu comme un enfant, fascin� par le danger, prodigieux avec les couleurs, curieux du progrès. Timothy Spall a la tronche de l’emploi. Un côt� Tati avec son parapluie. Il s’efface derrière le rôle et reste constant au fil du temps, jusqu’à la déchéance totale, cocktail fatal d’alcool et de maladie. Il s’éteint avant que son époque ne lui échappe, avant que son art ne soit plus � la mode.
Lègue universel
Splendidement seul et isol� � ce n’est pas la même chose -, Turner est au cœur d’une œuvre plus crépusculaire que lumineuse, plus humble que pompeuse. Mike Leigh filmerait presque son testament, idéaliste - le peintre, dans le film, préfère léguer son œuvre � la nation britannique pour qu’elle soit exposée au public, gratuitement, plutôt que de la vendre � un nouveau riche insolemment milliardaire. � Sublime ou ridicule �, on le saura jamais.
L’œuvre penche plutôt du côt� du sublime, techniquement. Trop longue sans aucun doute, sans être ennuyeuse. Elle n’est ni captivante ni passionnante. Cependant Leigh évite le didactisme, la lourdeur d’explications psychologiques ou narratives. C’est trop subtil, les grandes scènes qui se succèdent manquent parfois de liant, mais les audaces formelles font oublier un rythme parfois trop relâch�, un scénario manquant de relief. Car finalement Mr. Turner s’avère assez lisse, sans émotion.
Le réalisateur ne voulait pas nous embarquer dans une histoire o� les cumulus et le soleil se combattaient, o� l’orage menaçait. Avec un film � l’ancienne, il a choisi de nous ouvrir les yeux sur la mélancolie d’un artiste qui ne survit pas au progrès. Autoportrait inconscient ?
vincy
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