Fritz Lang, Georg Wilhem Pabst et Friedrich Wilhelm Murnau,
formaient le triumvirat de l'âge d'or du cinéma allemand, dans les années
20. Murnau était un poète doublé d'un visionnaire; le succès l'amena
jusqu'aux collines de Hollywood, mais le rapprocha aussi de la mort, qui
survint dans un accident de voiture en 1931, alors qu'il avait 42 ans.
F.W. Murnau (de son vrai nom Friedrich Wilhelm Plumpe) était un
innovateur-né qui s'ingéniait infatigablement à créer des images poignantes
et d'une grande beauté. Fasciné par le surnaturel, il cherchait constamment
à brouiller les frontières entre le réel et l'irréel. Son but ultime était
que le cinéma ait un langage propre. Dans ses films, le moindre plan est
motivé: une manière de partager avec le spectateur son mépris du trucage
facile.
L'univers pictural de Murnau, historien de formation, découlait de
différents mouvements artistiques comme le romantisme, l'impressionnisme ou
l'expressionnisme allemand. Sa collaboration suivie avec le chef opérateur
Karl Freund a donné naissance à certaines des plus belles images de
l'histoire du cinéma. Nosferatu est sans doute l'une de ses meilleures
oeuvres, et le Comte Orlock joué par Max Schreck, l'un des personnages les
plus marquant du Septième Art. Le regard du Comte Orlock, entouré d'un
cercle de suie, exprime la plus intense des solitudes, un désespoir
enfiévré qui lui donne l'air de sortir directement d'une toile d'Edvard
Munch.
NOSFERATU est basé sur le roman de Bram Stoker, « Dracula ». Le titre et le
nom du personnage ont été modifiés, car la veuve de Stoker avait estimé que
l'adaptation de Murnau trahissait le roman. De manière fort ironique, c'est
le succès de NOSFERATU qui fit vivre les écrits de Stoker. L'oeuvre de
Murnau inspira des dizaines d'autres films, parmi lesquels la version de
NOSFERATU signée Werner Herzog en 1979, avec Klaus Kinski.
L'histoire de NOSFERATU commence à Brême en 1838. Assoiffé de sang humain,
le comte Orlock a confié à un agent immobilier le soin de lui trouver un
logement en ville. L'agent envoie son clerc, Jonathan Hutter, en
Transylvanie, où réside le comte, afin de régler l'affaire.
Les plans sur le navire restent gravés dans les mémoires. Dans la cale
repose une cargaison de cercueils remplis d'une terre souillée par la peste
du cimetière. Les membres de l'équipage tombent malades et meurent un à un.
Un matelot donne un coup de hache dans l'un des cercueils d'où s'échappent
des rats grouillants. A ce moment le comte se dresse, rigide et effrayant,
de l'un des cercueils. Un plan terrifiant, inconcevable d'horreur à
l'époque... Le bateau arrive finalement au port sans équipage...
La plus grande partie du film de Murnau a été tournée avec des jeux
d'ombres. Les côtés de l'image ont été plus utilisés que d'ordinaire :
c'est là que les personnages se tapissent, se recroquevillent. C'est une
règle de composition cinématographique qui veut que la tension s'exacerbe
dès lors que le personnage est légèrement décadré.
Les effets spéciaux de Murnau ajoutent à l'atmosphère inquiétante : les
mouvements accélérés du serviteur d'Orlock, la disparition de la diligence
fantôme, l'apparition du comte , comme surgi de nulle part, et
l'utilisation de l'image en négatif qui noircit le ciel et blanchit le
paysage. Le film comporte l'un des cartons les plus célèbres du cinéma
muet: « Et quand il eut passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre
», sublime appel à l'imaginaire qui fascina des générations de cinéphiles.
Quintessence du romantisme allemand, ce carton mythique allie, dans ce
passage de l'autre côté du miroir, une allégorie de la mort à une parabole
sur le cinéma.
NOSFERATU est considéré comme la pierre de touche de l'expressionnisme
allemand. L'utilisation de lieux réels et de décors stylisés en fait un
classique de l'âge d'or du cinéma d'outre-Rhin. Bien que le Dracula
pitoyable incarné par Max Schreck se trouve aux antipodes de la suavité
séduisante d'un Bela Lugosi, il émane de NOSFERATU un alanguissement
quasi-érotique. L'historienne du cinéma Lotte Eisner verra dans NOSFERATU
une expression de l'homosexualité tourmentée et de l'aliénation de Murnau.
Et pourtant, NOSFERATU reste un film profondément empreint de romantisme,
marqué d'une inébranlable foi dans le pouvoir rédempteur de l'amour, thème
récurrent dans l'oeuvre de Murnau.
Mais, cette SYMPHONIE DE L'HORREUR (sous titre de NOSFERATU) prend sa
pleine signification quand on la resitue dans le climat qui voit naître le
film, celui d'une Allemagne encore rongée par la défaite, en proie à toutes
les incertitudes, morales, politiques et économiques. Les rats peuvent se
multiplier et les tyrans sortir de leur retraite tel le comte Orlock.
Ceux-ci ne manqueront d'ailleurs pas de le faire dans la réalité avec un
étrange synchronisme, conférant à NOSFERATU une aura particulière et des
résonances fortement symboliques.
Murnau a réalisé vingt-deux films, mais reste principalement connu
pour les chefs-d'oeuvre que sont NOSFERATU (1921), LE DERNIER DES HOMMES
(1924), avec Emil Jannings dans le rôle d'un portier d'hôtel détruit par la
perte de son emploi, et L'AURORE (1927), qui permit à Janet Gaynor de
remporter l'Oscar de la Meilleure Actrice dans le rôle d'une femme que son
mari cherche à assassiner. Murnau décédera quelques jours avant la première
de son dernier film, TABOU (1931).
MAX SCHRECK, UN INTERPRETE DE LEGENDE:
Max Schreck est né à Berlin en 1879. Très présent au théâtre, en
particulier à Munich et à Berlin, il est apparu dans près de cinquante
films, dont le NOSFERATU de Murnau. Sa prestation dans ce rôle de vampire
restera éternellement attachée à son nom, surtout à l'étranger où on a
longtemps cru qu'il s'agissait d'un pseudonyme (« Schreck » signifie en
effet « effroi » en allemand). En Allemagne, Max Schreck est connu pour sa
participation à L'ALCADE DE ZALA MEA (L. Berger, 1920), LA RUE (K. Grüne,
1923), LE MARCHAND DE VENISE (P.P. Felner, 1923) ou encore LES FINANCES DU
GRAND DUC, pour lequel il retrouve Murnau en 1924. Max Schreck est décédé
d'une crise cardiaque en 1936, à Munich, à l'âge de 57 ans.
La qualité de son interprétation du Comte Orlock suscita à l'époque les
rumeurs les plus folles, les plus délirantes: Murnau aurait tenu lui-même
le rôle du vampire, l'acteur serait mort avant le tournage, il s'agirait
même peut-être d'un véritable vampire...
L'EXPRESSIONNISME EN QUELQUES DATES:
Le mouvement expressionniste qui affirmait un art paroxystique et
révolté, fut principalement allemand. Il marqua profondément la peinture,
la littérature et le théâtre outre-Rhin entre 1908 et 1918. Sa rencontre
avec le cinéma, brève et tardive, se produisit alors que naissait la
République de Weimar (1919) et que le pays, humilié par la défaite de la
Première guerre mondiale, politiquement déçu, en proie à une inflation
galopante, avait perdu ses repères. Produit de l'angoisse et du repli, le
cinéma expressionniste fuyait toute représentation réaliste, sans refuser
pour autant figuration et narration. Conçu à l'abri du monde, à la lumière
exclusive du studio, il se complaisait dans l'exaspération des formes et
des contrastes, dans la déréalisation des décors et des personnages, pour
bâtir un monde d'artifices à la limite de l'abstraction.
(Extrait de « Ecoles, genres et mouvements au cinéma », de Vincent Pinel.)
1905 : Le peintre Ernst-Ludwig Kirchner fonde, à Dresde, le groupe artistique
Die Brücke (« Le Pont »). Die Brücke répond, en Allemagne, au mouvement
pictural qui est en train d'essaimer l'EUROPE (Munch en Norvège, Soutine et
Chagall en France, Auberjonois en Suisse, Sluyters aux Pays-Bas, voire
Segall et Portinari au Brésil) appelé expressionnisme, et qui a subi, de
près ou de loin, l'influence d'écrivains tels que Kafka - angoisse de
l'individu devant la force d'agression des autres- ou Rilke - obsession de
la mort, impuissance à être.
1912 : Les peintres Kandisky, Klee et Marc constituent le groupe Der blaue
Reiter (« Le cavalier bleu ») à Munich.
1913: Le danois Stellan Dye réalise L'ETUDIANT DE PRAGUE, que l'on
considère aujourd'hui comme le premier film expressionniste, qui raconte
l'histoire d'un dédoublement de l'âme, un thème cher aux romantiques
allemands. Henrik Galeen en réalise le remake en 1926. Max Reinhardt
s'essaie au cinéma avec L'ILE DES BIENHEUREUX. L'influence du célèbre
metteur en scène du Deutches Theater de Berlin sera énorme sur les futurs
tenants du courant expressionniste allemand au cinéma tels que Muranu, Leni
et Weneger, mais aussi sur des cinéastes comme Ernst Lubitsch ou William
Dieterle, qui fut également acteur dans LE CABINET DES FIGURES DE CIRE et
FAUST.
1914 : Réalisation de GOLEM de Paul Wegener, acteur formé à l'école de Max
Reinhardt et passé derrière la caméra. Wegener réalise une seconde version
du GOLEM en 1920.
1919 : Robert Wiene réalise LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI, directement
influencé par les recherches picturales des groupes Die Brücke et Des Blaue
Reiter. Ce film , extraordinaire recherche esthétique sur la lumière et les
décors , est considéré comme l'un des sommets de expressionnisme.
1920 : DE L'AUBE A MINUIT de Karl Heinz Martin, fait reposer tout le film
sur des effets graphiques en sorte que les êtres humains ne sont plus vus
comme tels. Le film avait été terminé avant LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI
mais ne fut pas montré en Allemagne.
ALGOL de Hans Werckmeister.
TORGUS de Hanns Kobe.
1921: NOSFERATU, de F.W. Murnau, voit le genre sortir des studios pour se
confronter au réalisme des décors naturels.
1923 : LE MONTREUR D'OMBRES de Arthur Robinson.
RASKOLINIKOV de Robert Wiene.
1924 : LE CABINET DES FIGURES DE CIRE de Paul Leni, autre référence du
mouvement expressionniste et qui annonce un film comme IVAN LE TERRIBLE de
S.M. Eisenstein.
LES MAINS D'ORLAC de Robert Wiene.
1926 : FAUST de F. W. Murnau
1927 : METROPOLIS de Fritz Lang, considéré aujourd'hui , à l'instar de
NOSFERATU, comme une prémonition de la montée nazie en Allemagne. Fritz
Lang ne s'est cependant jamais considéré comme un expressionniste.
1932 : L'ATLANTIDE de G. W. Pabst, d'après le roman de Pierre Benoist et
remake du film de Jacques Feyder (1921), est encore très influencé par
expressionnisme au travers de décors oniriques signés Ernö Metzner et d'un
gigantesque travail sur les jeux d'ombres et de lumières.
1933 : Dans LE TESTAMENT DU DOCTEUR MABUSE de Fritz Lang, se reflète
encore certaines singularités de expressionnisme, mais le mouvement a vécu.
Par la suite, l'influence de expressionnisme reste encore un moment
sensible en Union Soviétique. On en retrouve le trace dans les éclairages
et les cadrages du cinéma noir américain des années 40-50, chez Robert
Siodmak, Samuel Fuller ou Orson Welles. En 1990, le plasticien et metteur
en scène de théâtre Peter Sellars réalise LE CABINET DU DOCTEUR RAMIREA,
hommage au film de Robert Wiene, tourné sans dialogue.