1993
La Leçon de piano
de Jane Campion
(Nouvelle-Zélande)

Gros plan sur l'année 1993
Les Prix et Jurys

Le romantisme revu et corrigé.
Bien que le récit de The Piano de Jane Campion se déroule au siècle dernier, la facture et le discours du film n’ont pratiquement rien de classiques. En fait, la cinéaste transfigure le néo-romantisme de son sujet (l’éveil des sens et l’émancipation subséquente d’une veuve mal mariée) par les aspects résolument modernes de sa réalisation: l’utilisation de la voix-off qui souligne, de façon ironique, le mutisme de l’héroïne, la musique de Michael Nyman qui remplace les mots que ne veut pas dire Ada, le montage éclaté qui fait parfois s’insérer, de façon abrupte, des images surprenantes capturant l’aliénation des personnages, et l’originalité constante des cadrages.

Par exemple, dans la scène où le mari d’Ada empoigne la jeune femme pour l’empêcher d’aller retrouver son amant, Campion cadre l’action de telle sorte à donner l’impression que l’héroïne flotte à l’horizontale, sa robe retenue par les buissons qui l’entourent. Une image qui préfigure le moment où Ada tombe à la mer, entraînée par son piano auquel son pied est attaché. L’héroïne flotte alors gracilement au milieu des algues pendant qu’elle choisit entre la mort et la vie. Une structure réflexive qui donne lieu, ailleurs dans le film, à une mise en abyme qui lie la représentation théatrale de Barbe Bleue à la violence dont sera victime Ada aux mains de son mari.

La contemporanéité de son discours, l’auteure le laisse aussi transparaître à l’intérieur même du récit. Qui d’autre qu’une artiste de la fin de notre siècle, une féministe joyeusement subversive, pourrait imaginer une résolution heureuse à une sombre histoire de passion ? C’est aller à l’encontre du romantisme imaginé par les grands esprits masculins du siècle dernier. The Piano n’en est pas pour autant une oeuvre facile et édulcorée. Son héroïne y paie cher le bonheur qu’on lui accorde en fin de parcours. Ses aspirations anachroniques se butent au passéisme de la société néo-zélandaise du XIXième siècle, du moins celle que représentent les colons britanniques. En comparaison, la société autochtone apparaît beaucoup plus saine et résolument en avant de son temps elle aussi. Les Maoris expriment ouvertement leur sexualité (y compris leur homosexualité) et vivent en harmonie avec la nature de l’île; nature qui se rit d’ailleurs des efforts insensés des colons pour la mater. Une belle métaphore pour l’héroïne, qui nous apparaît aussi mystérieuse et indomptable que la sauvage verdure de la Nouvelle-Zélande.

Et justement, le mari d’Ada ne pourra ni dominer son épouse, ni sa terre. Campion fait même de lui un impuissant. C’est l’employé de Stewart, George Baines, qui saura répondre aux attentes d’Ada, et reconnaître en elle une égale. En adoptant le style de vie des Maoris, cet Européem s’est défait de sa carapace d’homme insensible. Des deux hommes, il est le seul à écouter, savourer et être bouleversé par la musique d’Ada.
Dans ce triangle amoureux, on devine parfois le fantôme du célèbre Amant de Lady Chaterley qui faisant lui aussi l’apologie de l’irrépressible énergie des pulsions sexuelles, montrait la lutte des classes et opposait un mari impotent à une épouse en quête de dépassement. Mais à l’encontre de l’érotisme forcément masculin de D.H. Lawrence, Campion propose un érotisme plus (typiquement) féminin: une lente montée du désir et l’accomplissement du plaisir, non pas dans le coït, mais dans son anticipation. Comme dans le meilleur des suspenses. Une belle leçon de féminisme et de cinéma.


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