Interview fleuve
de Atom Egoyan (Canada)
The Sweet Hereafter
(De Beaux Lendemains)
Une question à Atom Egoyan (Mai 97)
Interview Audio dans Voir (Octobre 97)
Comment avez-vous découvert le roman de Russell Banks, dont le film est l'adaptation?
AE C'est ma femme, Arsinée, qui me l'a offert, et c'était le premier llivre de Russell que je lisais. Ce fut une révélation. Ce livre nous plonge dans un monde très simple, qui doit faire face à des questions morales essentielles.
Il raconte l'histoire d'une communauté, confrontée à une catastrophe, et comment elle réagit. Il décrit la collision entre le quotidien et l'exceptionnel.
Ce qui m'a fasciné était le besoin qu'ont les habitants de cette petite ville de raconter leur histoire, de dire leur vérité. Il y a dans le livre une passion et une urgence, qui vous obligent à écouter.
La difficulté était de recréer ce sentiment d'impérieuse nécessité, de le transcrire en images. Il fallait instaurer un climat de confiance avec le spectateur, comme Russell le fait avec le lecteur, lui faire comprendre qu'in va lui lui raconter la vérité, qu'elle vaut la peine d'être écoutée, et que cette hsitoire qui arrive à d'autres le concerne aussi.
Le livre est raconté en voix-off. C'est une forme narrative que j'ai toujours évité dans mes films. Il fallait donc que je toruve une autre façon de raconter les histoires de ces personnages, sans retranscrire leurs mots. J'ai cherché une forme qui me permettait de faire passer ce que Russell essaie de dire.
Russell Banks a dit que vous aviez reconstruit l'histoire en l'éclatant dans le temps, que vous aviez superposé plusieurs époques différentes au coeur du récit, en nous faisant naviguer entre l'avant, l'après, le pendant...
AE J'ai toujours aimé cette forme de narration. Avec ce film, je suis allé plus loin dans cette direction qu,avec mes films précédents. Il y a près de trente temps différents. Mais la narration est si simple, et les impératifs émotionnels si clairs, qu'on absorbe facilement les suats dans le temps les plus ambitieux. On se situe toujours par rapport à ce qui est en train de se passer.
Pourquoi avoir tourné le film en scope?
AE Il y a deux raison qui m'ont conduit à faire ce choix. La première, c'est la plus évidente. Grâce au scope, le paysage prend une dimension épique, mythologique. La seconde, aussi importante à mes yeux, c'est que pour filmer une conversation entre 2 personnes, le scope vous permet de vous placer exactement à la bonne distance. c'est à dire à une distance naturelle, proche sans l'être trop, suffisamment pour créer une intimité, sans avoir à choisir les deux interlocuteurs.
Le scope permet également quand vous filmez un visage, une personnage, de montrer en même temps son environnement.
Enfin, le scope permet une extraordinaire saturation des couleurs. En fait mes formats préférés sont, soit le scope, soit le 1.66 que j'ai utilisé pour Exotica. Le 1.85 essaye de faire la part des choses entre les deux autres, mais je trouve que c'est un format batard.
Dans de Beaux lendemains, le personnage principal, Ian Holm, incarne l'étranger qui entre dans la ville. C'est une image de western, et immédiatement, c'est en scope qu'on a envie de la voir. J'ai donc su très tôt, dès l'écriture, que je tournerai ce film en scope.
La mise en scène du film est d'une grande fluidité, comme si vous cherchiez à nous faire flotter entre terre et ciel, entre réalité et mythe.
AE Ce sont vraiment des choses qu'on fait instinctivement. je pourrais vous le justifier aujourd,hui de façon intellectuelle, mais franchement, ce qui a motivé mes choix est très simple.
Les personnages du film, les habitants de cette ville ont vécu un choc, une catastrophe. Leur sens de la réalité est déformé, ils flottent. Ils ont perdu leurs repères, plus rien ne veut rien dire. Il y aussi Nicole, cette adolescente qui tente de redéfinir une relation dont les dondements ont été soudain altérés, inexorablement.
J'ai donc essayé de traduire visuellement ce sentiment, ce mouvement entre la réalité et le rêve, qui accompagne très bien la structure du récit, qui oscille entre l'avant et l'après. Tout cela confère au film cette qualité, cette impression de flottement dont vous parlez.
Ce qui est magique avec le cinéma, c'est notre désir de croire à l'histoire qu'on va nous raconter. face à ce désir, à cette énorme confiance du spectateur, le réalisateur jouit d'une liberté incroyable. J'ai donc pu créer un monde à la fois nouveau et familier.
Ce film est très différent de Exotica...
AE Par certains cotés, les deux films sont très différents. Exotica existait dans un environnement qui fonctionnait sur la séduction. On était d'abord séduit par le cadre où se déroulait le film, puis on discernait progressivement la douleur et les traumatismes qu'il abritait. Dans De beaux lendemains, c'est le détail et la texture de ces vies qui vous absorbent et vous entraînent au coeur de leur drame. En revanche, certains thèmes sont présents dans les deux films.
Exotica se termine sur le plan de Christina se dirigeant vers la maison. Ce qui se passe dans cet endroit a beaucoup influencé le cours de sa vie. Elle n'est pas protégée dans cette maison. Et De beaux lendemains nous entraîne à l'intérieur de la maison.
Je suis fasciné par les thèmes de l'abus et de la transgression. Pourquoi, comment cela se produit, quelles en sont les conséquences. Dans Exotica, Christina perpétue ce qu'elle a vécu. Dans De beaux Lendemains, Nicole brise le cycle infernal avec une intelligence incroyable. Brusquement, grâce à ce qu'elle fait lors de sa déposition, elle s'en sort. Et son courage, sa sagesse, sa lucidité, me fascinent.
Russell Banks a estimé que vous étiez le cinéaste évident pour adapter son roman...
AE J'ai rarement dans ma vie eu autant le trac que le jour où j'ai envoyé le premier jet du scénario à Russell. C'était la première fois que j'adaptais l'oeuvre de quelqu'un d'autre, et je voulais son approbation. Il fallait que ce qui l'avait inspiré à écrire le livre inspire aussi le film.
L'ironie, c'est que la partie du livre qui m'a fait dire "je vais adapter ce roman", et qui est à son point d'orgue, a disparu du film.
Ce drame qui est au ceour du livre, est devenu, dans le film, une métaphore.
AE C'est là où je voulais emmener le récit, et quand j'ai relu le poème de Browning, Le joueur de flûte, j'ai trouvé qu'il explicitait parfaitement ce qui était pour moi central au livre. Le livre est comme une version moderne du poème, c'est la même histoire. Les enfants quittent la communauté, ils suivent le joueur de flûte.
Quand, dans le film, le petit garçon écoute la baby-sitter lui lire ce poème, et lui demande: "Si le joueur de flûte est si puissant, pourquoi n'a-t-il pas forcé les parents à lui payer ce qu'ils lui devaient, au lieu de les punir en emmenant leurs enfants?", il pose la question qui est au coeur du film.
On peut se demander qui est le joueur de flûte, dans cette histoire? Nicole, naturellement. Elle est la plus âgée des enfants. Elle est musicienne. Les enfants disent que le joueur de flûte est un magicien. Nicole est une magicienne. Elle invente même une communauté virtuelle, celle où l'on vit heureux, dans De beaux lendemains.
Et pour aider les parents à affronter la question "Pourquoi cet accident, ce jour là?", un avocat, Mitchell Stevens, leur conseille de faire un procès.
AE Quand un drame arrive, on est confronté à son chagrin. Certains l'évitent, le contournent, et se réfugient dans la colère. C'est le cas de Stevens. Il est venu pour attiser la colère des parents. Il éprouve le besoin compulsif de représenter la colère des autres, car il y trouve un réconfort. Stevens est dans une situation très proche des habitnts de ce village. Sa fille est vivante, mais il l'a perdue.
Alors, il se sert de la colère des parents pour fuir ses propres démons. Stevens utilise sa profession pour s'arranger de ses névroses. Il est un "adjuster". C'est un homme brillant, et dangereusement intelligent. C'est un joueur de flûte, l'air qu'il joue fascine les habitants. C'est un lago. Il sème le trouble dans les esprits.
Comment avez-vous choisi Ian Holm pour incarner Stevens?
AE Ian est un acteur anglais. Il n'a jamais besoin de piocher dans sa propre expérience. Il joue, tout simplement, avec un degré de précision dans le jeu qui m'émerveille. J'aime sa séduction, qui est toujours dangereuse. J'avais besoin de son intelligence, de sa capacité à s'insinuer dans l'inconscient du spectateur, avec un minimum d'effets. Il joue un avocat, donc, un homme dont la profession est d'être acteur. Il contrôle parfaitement chaque muscle de son visage, et même quand il joue un "gentil", il y a quelque chose d'inquiétant en lui.
Nicole est interprété par l'actrice qui jouait Tracy dans Exotica
AE Et dans les deux films, elle est baby-sitter...Sarah Polley est une actrice remarquable de subtilité, de sensibilité. Elle a perdu sa mère très jeune. Elle connaît ce genre de colère, ce genre de chagrin, dont parle le film.
Vous êtes-vous demandé si le spectateur accepterait, le temps d'un film, de se confronter à un tel drame.
AE C'est à cela que servent les films. Affronter les choses les plus extrêmes, les regarder en face, les analyser. imaginer ce qu'on craint d'affronter dans la réalité, c'est le rôle de l'art. Peut-être que cela nous apporte des moyens formels d'affronter les choses qui nous font peur.
Dans la vie, on passe son temps à éviter des réalités telles que la mort des enfants. Mais on est entouré par elle, au quotidien. Dans nos sociétés actuelles, où l'on fait moins d'enfants, on investit davantage en eux, et cela devient encore plus insoutenable. Jadis, quand les familles étaient très nombreuses, perdre un enfant était acceptable. Je lisais une biographie de Bach. Il a eu 22 enfants, et en a perdu plusieurs, mais on l'acceptait à l'époque. Aujourd'hui l'enfant est crucial.
(Et c'est justement) parce que j'ai un enfant, je trouve que le temps est venu pour moi d'affronter ces peurs, cette peur fondamentale qui s'installe en nous dès que l'enfant naît.
Dans quel monde allons-nous les élever? C'est ce que dit un des personnages de Exotica. La question n'est pas: "Qui nous a mis au monde?", mais plutôt: "Qui nous demande d'y rester?".
En réalité, quand j'ai lu le roman de Russell pour la première fis, je n'avais pas encore d'enfants. Mais je me suis senti attiré par le personnage de Nicole, par la façon incroyable avec laquelle elle reconstruit sa dignité. C'est un être humain exceptionnel, la seule dans l'histoire qui soit capable d'affronter Stevens, de s'opposer à lui. La seule qui protège les enfants, et qui, par sa déposition, préservera la cohésion de la communauté.
Il y a une énorme responsabilité à dire la vérité. Nicole dit la vérité, et ce faisant, en exprime une autre, que seul son père, Nicole et le spectateur connaissent. Et pour dire cette vérité, elle passe par un mensonge.
C'est cela qui m'a attiré dans le roman. Comment affronter la vérité et se réconcilier avec elle pour poursuivre sa vie.
Cette vérité, la relation incestueuse qu'elle a avec son père, est très différente des relations violentes qu'on décrit d'habitude...
AE Nicole a avec son père une relation plus romantique qu'elle ne l'était dans le livre. C'est pour cela que j'ai rajeuni le personnage du père. Je voulais montrer une autre forme d'inceste. Celui-ci n'est pas basé sur la force, la violence. Il est né d'une confusion, d'un amour trop intense qui a déraillé. Son père et elle se sont créés un monde secret. La nuit, les bougies, c'est presque irréel, pourtant il y a à l'intérieur de ce monde une violence fondamentale. C'est là où le film s'inscrit dans la continuité d'Exotica.
Sans l'accident, Nicole aurait continué à avoir les mêmes rapports avec son père. Elle serait devenue comme Christina. Mais là, elle a soudain la possibilité de tout briser, de casser ce rapport. Et elle le fait, elle se rachète à ses yeux et rachète du même coup la communauté, qui ne pourra plus s'abriter derrière la colère et pourra enfin être réunie dans le pays des "Beaux lendemains".
Après Exotica, et avant de faire ce film, il a beaucoup été question que vous tourniez un film américain pour un grand studio hollywoodien...
AE Ils sont très forts, les gens d'Hollywood. Ils vous disent ce que vous avez envie d'entendre, vous offrent une réponse à vos frayeurs les plus intimes, vous persuadent que vous ne pouvez pas aller plus loin dans la direction que vous aviez choisie jusqu'ici. Ils vous offrent la possibilité de faire des films qui seront vus partout, par tout le monde, et présentent cela d'une façonqui semble très satisfaisante artistiquement. Ils vous traitent comme un artiste à part entière, vous donnent de l'argent pour ne rien faire, et vous flattent en vous présentant tous ceux que vous rêviez de rencontrer.
Finalement, j'ai renoncé à ce projet et quand je me suis retrouvé, un matin d'ocyobre, sur le décor neigeux du tournage de ce film, avec l'équipe que je voulais, dans ce paysage glacé, je em suis dit: "Je fais le film qui me tient à coeur, c'est mon film, je n'ai de comptes à rendre à personne, et le film sera vu par ceux qui ont envie de le voir." Et, là-haut, sur cette montagne, je me suis senti comblé.
propos recueillis par Michèle Halberstadt (Alliance Films)
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